Hiroshima à perte de vue

 

Après divers documentaires, Jean-Gabriel Périot revient sur les conséquences au long cours du bombardement de la ville japonaise dans une première fiction limpide.

Lumières d’été est le premier «long métrage de fiction» de Jean-Gabriel Périot, qui s’est fait connaître avec des films de montage d’archives, de longueurs diverses, où il recomposait certains pans de l’histoire politique du XXe siècle, parmi lesquels The Devil (2012, sur les Black Panthers dans les Etats-Unis des années 60) ou Une jeunesse allemande (2015, autour de la Fraction armée rouge dans l’Allemagne de la décennie suivante). Après un court métrage autour du Dôme de Genbaku - ce bâtiment resté seul debout après l’explosion de la bombe atomique américaine, à une centaine de mètres de ses murs, sur Hiroshima le matin du 6 août 1945, monument devenu symbole et Mémorial du bombardement - 200 000 Fantômes, réalisé en 2007 et qui sera projeté en première partie de ce nouveau film, Périot revient cette fois dans la ville japonaise par le chemin de la fiction. Cela ne suffit certes pas à définir son film. Lumières d’été pourrait appartenir au genre, autrefois musical, du divertimento, avec ses parties bien définies, la clarté de sa composition et de son propos, la légèreté de sa forme avançant vers une chute qui est un retour au début. Une petite danse ? Or, danser à Hiroshima, c’est forcément valser avec des morts, donc se laisser mener par leurs mouvements, par leurs souvenirs, leurs pas de côté dans les marges d’une histoire trop atroce, trop frontalement criminelle, fautive et démesurée pour être comprise dans son entier par ceux qui voudront bien l’entendre. C’est en tout cas ce que nous dit Lumières d’été, qui prend donc l’histoire par la ruse, et la ruse principale du cinéma, ce sont les histoires de fantômes.

 

Témoignage

200 000 Fantômes était composé de nombreuses photographies du Dôme à travers le temps, du jour même de l’explosion à sa transformation en mémorial et son intégration à un paysage urbain reconstruit, images qui s’accumulaient en couches sur l’écran, tournant autour du monument comme pour percer sa verticale énigme. Lumières d’été dit bien que cette première tentative d’épuisement ne pouvait pas suffire, il congédie à sa façon monument et document. Le long premier mouvement du film est l’enregistrement d’un témoignage, celui d’une hibakusha (survivante de la bombe), qui raconte à la caméra d’un réalisateur (joué par Hiroto Ogi, déjà vu et entendu en français dans les Rues de Pantin, de Nicolas Leclère) ses souvenirs des premières heures après l’explosion, l’engagement de sa sœur infirmière dans un hôpital bondé, et la mort terrible de celle-ci quelques semaines plus tard suite aux radiations qui continuaient de faire leur effet dans la chair des survivants. Bien que ce moment de tournage apparaisse comme clairement mis en scène, le récit de Mme Takeda semble, lui, relever du document - en tout cas à la majorité de ceux qui n’y auront pas reconnu les traits de Mamako Yoneyama, danseuse et mime japonaise, autrefois célébrée pour avoir importé l’art occidental de la pantomime au pays du butô dans les années 50.

Mélancolie

Le tournage prend fin, et Akihiro, le réalisateur, bouleversé par cette rencontre, sort dans la rue. Il marche sur la place de la Paix, lieu de l’impact transformé en parc mémoriel, où il rencontre une jeune femme, joliment vêtue à l’ancienne, avec qui la conversation s’engage - et avec qui il passera le reste de la journée et le reste du film, abandonnant son tournage pour une dérive à travers la ville et ses alentours côtiers. Il mettra longtemps à comprendre ce que le spectateur pressent vite, avec de plus en plus de certitude : l’identité de cette jeune femme, dont notre première intuition fait bifurquer le film vers ses autres mouvements. Du témoignage à la promenade, du faux document (grave) à la vraie fiction (légère), puis de celle-ci à une sorte de troisième terme où se mélangent les deux premiers - une échappée - à quoi succéderont l’intensité d’une fête et la mélancolie d’une fin, allegro ma non troppo.

Lumières d’été a quelque chose de transparent. Et il cherche quelque chose d’éphémère : dans sa quête d’une fiction théorique qui aurait en même temps les couleurs de l’expérience (les couleurs de la mer au petit matin), il ressemble à l’un de ces feux d’artifice tenant entre les doigts, que l’un des deux autres personnages principaux du film, un enfant nommé Yuji, aime à allumer les soirs de fête. Il cherche le ton modéré d’un cinéma fantastique qui serait absolument dénué d’horreur, une autre manière de penser aux fantômes : quand Akihiro comprend ce qu’il lui arrive, le film, nous l’ayant révélé bien plus tôt l’air de rien, minimise ce choc pour continuer, à côté de lui, la scène joyeuse où il prend place. Divertissement où l’important n’est pas d’y croire, mais d’y prendre plaisir : le temps d’une pantomime légère qui dit sans doute quelque chose de notre rapport incrédule à l’histoire, à ses crimes vécus dans la chair, oubliés et transformés en monuments ou en récits qui ne posent aucune borne à la répétition des douleurs.

 

Luc Chessel
Libération
16 août 2017